XII

Aux dernières paroles de Monsieur Ming, Bob Morane avait senti une grande méfiance s’emparer de lui. N’était-ce pas une traîtrise du Mongol ? Ce dernier, s’il se retournait, n’en profiterait-il pas pour l’assaillir par-derrière ? L’Ombre Jaune dut comprendre cette hésitation, car il dit encore :

— Ne craignez rien en ce qui me concerne, commandant Morane. Retournez-vous simplement.

Lentement, Bob pivota sur ses talons, pour regarder vers la porte. Entre cette porte et lui, un monstrueux Chinois se dressait. Il était aussi grand que Ming, mais, sous ses vêtements, la graisse recouvrant ses muscles formaient d’énormes bourrelets. Son crâne était rasé et sa face bestiale, ses oreilles recroquevillées indiquaient le lutteur de profession.

— Je vous présente Yen, mon garde du corps préféré, commandant Morane, dit Ming. Sa force égale la mienne.

« Mais pas son intelligence, tant s’en faut, songea Morane. Des muscles, des os et de la graisse à revendre, mais un cerveau comme un pois chiche… »

La jambe gauche en avant, les pieds en équerre, Bob attendait l’attaque de Yen. Elle vint soudain. Avec une rapidité que Morane n’eût pas prêtée à cette masse, Yen bondit et lui décocha un coup de poing à assommer un éléphant. Le Français ne put l’éviter tout à fait et, touché à l’épaule, recula jusqu’au mur. Cependant, bien que légèrement étourdi, il évita la seconde charge du colosse, tourna autour de lui « en danseuse » et lui assena quelques coups précis et secs. Yen voulut frapper encore ; il découvrit sa mâchoire et reçut un crochet du droit qui claqua comme un coup de fusil. A l’aveuglette, il plongea dans les jambes de Morane qui, perdant l’équilibre, roula à terre. Etouffé sous la masse de son adversaire, Bob tenta de se dégager, tandis que les deux pattes de gorille du Chinois se nouaient autour de son cou. Une des mains de Bob saisit un des doigts, l’auriculaire, qui lui broyaient la nuque, le tordit en même temps que, des jambes, il amorçait un ciseau japonais. Yen poussa un gémissement de douleur, lâcha prise et roula de côté. De toutes ses forces, Morane le frappa, du bout de sa main droite tendue, au plexus solaire. Aussitôt, il se releva. Yen se redressa lui aussi, mais avec peine, chercha Bob du regard et se fit cueillir par un redoutable hiji-até[4] à la pointe du menton. Définitivement hors de combat, il retourna à terre, où il ne bougea plus.

En chancelant, Bob Morane s’appuya au mur pour souffler un peu. Il vit alors deux hommes, sans doute des Birmans, qui se tenaient debout dans l’encadrement de la porte. Le plus grand d’entre eux braquait un revolver.

— Vous tourner face au mur, commanda-t-il à l’adresse de Morane.

Bob obéit car, après les fatigues de la nuit, le combat contre Yen l’avait complètement épuisé. Tout de suite, il entendit bouger derrière lui et reçut un coup dans la nuque. Il glissa le long de la muraille, essaya de se raccrocher, mais un grand voile noir descendit devant ses yeux et il s’écroula inanimé.

Quand Bob reprit ses esprits, il se trouvait toujours dans le même studio, mais on l’avait assis contre le mur, les poignets liés. Allongé sur le divan, Monsieur Ming fumait son opium avec une expression de béatitude absente. Yen se tenait debout dans un coin et passait une main fébrile sur sa mâchoire massacrée. Les deux Birmans avaient disparu. Bob secoua la tête pour balayer sa torpeur.

— Lui reprendre connaissance, fit Yen d’une étrange petite voix d’enfant, peu en rapport avec la masse monstrueuse de son corps.

Il s’approcha du Français et le gifla à toute volée.

— Tu ne serais pas si courageux si j’avais les mains libres, montagne de lard ambulante, dit Bob avec colère et mépris.

La voix de Monsieur Ming se fit entendre.

— Vous n’aurez pas les mains libres, commandant Morane. Vous êtes un adversaire trop dangereux. Beaucoup trop dangereux.

— Qu’allez-vous faire de moi, Ming ?

Le Mongol déposa sa pipe et hocha la tête.

— Que peut-on faire d’un adversaire dangereux ? interrogea-t-il. Comme vous ne voulez pas être mon allié, je ne vous laisserai pas continuer à être mon ennemi. Cette nuit, vous avez donné trop de fil à retordre à mes dacoïts. Vous ne leur en donnerez plus désormais.

Au-dehors, et bien que l’on fût dans un sous-sol, on entendit des bruits de sirènes, qui se rapprochaient sans cesse, pour se taire quand elles furent tout près, ce qui semblait indiquer que le but de la descente de police était bien la boutique de Tsin-Le. Bob se demandait ce que cela signifiait. Sir Archibald Baywatter avait-il, de son côté, découvert une piste menant, elle aussi, à la fumerie ?

— Vous voyez, Ming, dit Morane, qu’il ne faut jamais chanter trop vite victoire. Si j’ai les mains liées, les gens du Yard ne sont pas manchots, eux.

— Croyez-vous que l’on me prendra si facilement ? répondit l’Ombre Jaune. En admettant même que la police trouve l’entrée de la fumerie, ce qui n’est pas encore certain, il existe une seconde sortie qui aboutit, en prenant le chemin des égouts, à un kilomètre d’ici. Tout à l’heure, je quitterai Londres. Mon dispositif d’attaque est mis au point à présent, et je puis le diriger d’un quelconque coin perdu de Grande-Bretagne, ou d’ailleurs.

Le Chinois qui, tout à l’heure, avait conduit Morane à travers la fumerie, pénétra dans la pièce.

— La police fouille le magasin, en haut, fit-il.

— Nous avons entendu les sirènes, dit Ming. Mes hommes et moi allons fuir par le chemin des égouts.

Se tournant vers Bob, il continua :

— Nous allons vous emmener avec nous, mais vous ne nous accompagnerez pas jusqu’au bout du voyage. Nous vous abandonnerons en chemin, dans une salle située en dessous du niveau de l’eau. Il n’y a qu’à ouvrir une vanne. Vous comprenez… J’ouvrirai cette vanne légèrement, de façon à ce que l’eau des égouts monte lentement, très lentement. D’abord à vos chevilles, ensuite à vos mollets, à vos genoux, à vos cuisses…

Monsieur Ming s’interrompit, mais son silence, après les paroles qu’il venait de prononcer, en disait davantage qu’un long discours.

— Vous avez dit tout à l’heure que j’étais un adversaire dangereux, jeta Bob avec un haussement d’épaules, mais vous semblez ignorer que je puis vivre sous l’eau pendant un temps indéterminé.

En lui-même cependant, il considérait la situation comme désespérée. Si l’Ombre Jaune mettait réellement ses menaces à exécution, il lui restait peu de chances d’échapper à la mort.

Pendant que Bob Morane et Ming échangeaient les propos qui précèdent, Yen s’affairait à rouler l’épais tapis, sous lequel il y avait une trappe qui, soulevée, ne découvrit tout d’abord qu’une cavité peu profonde, remplie d’eau de suintement et où passaient des tuyaux reliés entre eux par des robinets. A première vue, ce n’était là qu’une fosse pour le contrôle du service des eaux, mais, en réalité, toute la cavité tournait latéralement, découvrant un étroit escalier de pierre qui s’enfonçait presque à la verticale dans le sol.

Le premier, Ming s’engagea dans le passage, suivi de Yen qui poussait devant lui Morane, dont les mains demeuraient attachées. Les deux Birmans venaient ensuite. Au-dessus de leurs têtes, le dispositif de camouflage reprit immédiatement sa place.

Eclairés par une torche électrique, Monsieur Ming, Yen, les Birmans et leur prisonnier débouchèrent sur une étroite corniche surplombant un canal souterrain de dérivation. Au bout d’une centaine de mètres, l’Ombre Jaune s’arrêta.

— Vous êtes arrivé, dit-il à l’adresse de Morane.

Dans la muraille, une large corniche s’ouvrait, permettant d’accéder à la trappe d’ouverture d’un puits aux parois garnies d’échelons de fer. Ming obligea Morane à descendre et le suivit. Ils prirent bientôt pied dans une salle carrée, large de trois mètres sur trois et aux murs suintants. Le Mongol poussa Bob contre l’un des murs, le força à lever ses mains liées au-dessus de sa tête et les fixa à un anneau scellé dans la pierre, non loin de l’échelle. Ensuite, il saisit un levier sortant d’une fente pratiquée dans la paroi et l’abaissa. Immédiatement, Bob Morane entendit l’eau qui glougloutait.

— Ce ne sera pas gai de mourir ici, dit Ming de sa voix douce, tout en remontant les échelons de fer. Sans lumière, sans air, avec cette eau boueuse qui vous monte le long du corps. Il doit y avoir des rats aussi. Triste fin pour le brave, l’indomptable commandant Morane !

Bob ne répondit pas, car il n’avait pas envie de répondre. Au-dessus de lui, Monsieur Ming referma l’entrée du puits et, dans l’obscurité, Bob sentit l’eau clapoter autour de ses pieds. Rarement, il s’était trouvé dans une situation aussi désespérée et il s’efforçait de l’envisager avec tout son sang-froid. Selon toute évidence, on l’avait enfermé dans une salle servant à contrôler le trop-plein des canalisations, et il ne possédait qu’une chance minime d’en sortir, à moins de réussir à dénouer les liens retenant ses poignets fixés à l’anneau scellé dans le mur. Ce fut à cette besogne qu’il s’attela tout d’abord, mais il eut beau s’acharner durant de longues minutes, les nœuds ne lâchèrent pas. Il se mit alors à tirer de toute sa force et de tout son poids sur les liens pour tenter de desceller l’anneau, mais celui-ci tint bon. Morane sentait le sang couler le long de ses poignets entamés par les cordes. L’eau lui arrivait déjà aux genoux et montait le long de ses cuisses, lentement, mais sûrement.

Tout à coup, Bob sursauta animé par l’espoir, car il lui semblait que l’on tentait de soulever la plaque métallique fermant le puits. Il ne se trompait pas ; un faisceau de lumière jaillit soudain et une voix, celle de Tania Orloff, demanda :

— Etes-vous là, commandant Morane ?

— Je suis là, répondit Bob. Je suppose que, cette fois encore, vous venez me sauver.

La jeune femme descendait lentement l’échelle.

— Je viens vous sauver, en effet. Je n’agis cependant pas de mon propre chef. C’est mon oncle qui m’envoie.

— Votre oncle ? Mais c’est lui-même qui, il y a une demi-heure à peine, m’a enfermé ici, me condamnant à une mort atroce.

— Il y a été obligé à cause des hommes. En aucun moment, il ne peut faire preuve de faiblesse. Il règne par la crainte et doit continuer à régner par la crainte. En réalité, il ne peut s’empêcher de se souvenir que, jadis, vous lui avez sauvé la vie.

— La reconnaissance est son péché mignon, je le sais, fit Morane. Devant vous, qui êtes sa nièce, il a pu se débarrasser de sa cuirasse de bourreau impitoyable et il vous a chargée de venir me délivrer à l’insu de ses complices.

— A condition que vous me promettiez de ne plus jamais agir contre lui.

Bob haussa les épaules.

— Je ne puis vous faire pareille promesse, et vous le savez bien. Votre oncle est une mauvaise bête, qu’il faut abattre à tout prix. Maintenant, fuyez et laissez-moi mourir en paix.

Tania Orloff se tenait sur le dernier barreau de l’échelle, à ras de l’eau. Elle parut hésiter un instant puis, soudain, se décida.

— Tant pis, dit-elle, je fais comme si vous m’aviez promis. Vous serez parjure malgré vous, voilà tout.

Elle tira un couteau de sa poche et, tendant le bras, trancha les liens du prisonnier. Dix secondes plus tard, tous deux se retrouvaient en haut du puits, sur l’étroite corniche surplombant le canal de dérivation. La jeune fille prit la main de Morane et dit encore :

— Maintenant, je vais vous faire sortir d’ici et vous mener jusqu’à votre hôtel. Ensuite, tout comme mon oncle, j’espère ne plus entendre parler de vous.

Elle s’interrompit, puis reprit, d’une voix plus basse :

— J’espère ne plus entendre parler de vous, mais pas pour les mêmes raisons que mon oncle. Je ne veux plus que vous courriez les mêmes dangers que cette nuit. Jamais… C’est pour cette raison que tout à l’heure, après vous avoir quitté, j’ai prévenu la police.

Alors, Morane ne put s’empêcher de serrer la petite main fraîche glissée dans la sienne.